BILLET HEBDO L’Ordonnance 83-127 relative au Domaine foncier national et la cohésion sociale

mar, 04/29/2025 - 15:37

En droit foncier coutumier africain, la terre représente un patrimoine sacré, collectif et  inaliénable. Elle constitue un ciment d'unité pour la Communauté, un moyen de subsistance qui assure l'existence et la continuité du groupe social de son ressort.

      En régime domanial colonial, le principe des terres « vacantes et sans maîtres », a radicalement transformé le paysage socio-économique des territoires colonisés, avec des politiques foncières dont les conséquences se font encore sentir aujourd'hui, tant sur le plan économique que social, et soulignent l'importance de repenser ces pratiques coloniales qui ont été reprises dans les législations foncières conçues après les indépendances.

  1. Le Régime Domanial colonial :

       Entre l'Arrêté Faidherbe du 11 mars 1865 et 1904, les régimes juridiques d’exploitation de la terre en Afrique coloniale ont été marqués par des tensions entre l’appropriation coloniale et les droits des populations autochtones.

     Le régime domanial et la doctrine des « terres vacantes» ont permis aux puissances coloniales de contrôler et d’exploiter les ressources de manière souvent destructive pour les communautés locales.

     Bien que les mesures d’immatriculation des terres ancestrales aient semblé offrir une protection (l’immatriculation équivaut au titre foncier), la mainmise de l’Etat colonial est restée entière. Ce dernier détient des droits souverains sur les terres qui étaient considérées comme propriété de l'État, qui pouvait les allouer à des fins diverses, notamment pour l'agriculture, l'exploitation minière ou l'installation de colons européens. Cet état de fait était justifié par l'idée que la terre devait être mise en valeur pour le bénéfice de la colonie, ce qui était souvent considéré comme une nécessité de développement économique.

       En Mauritanie, ces bouts de droit foncier colonial sont restés en héritage complexe qui a continué d’influencer les dynamiques foncières, sous la bannière des lois qui se sont décrétées après l’indépendance. Les concepts de « terres vacantes » et « terres sans maîtres» ont été décisifs dans la justification des politiques d’appropriation foncière par l’Etat mauritanien indépendant. Selon cette théorie, une terre où il n’y avait pas de culture ou d’occupation visible appartient de facto à l’Etat.

     Cette approche a été largement entérinée par l’ordonnance 83-127, bien qu’elle ignore amplement les systèmes fonciers traditionnels, les droits des communautés locales qui avaient leurs liens séculaires et culturels avec ces terres, ainsi que les effets de la sécheresse, provoquant l’exode rural et l’abandon des terroirs au profit des villes.

  1. L’ordonnance 83-127 du 5 juin 1983 :

        L’ordonnance 83-127 du 5 juin 1983, qui affirme que « la terre appartient à la nation » et prévoit la possibilité pour tout mauritanien de devenir propriétaire, a profondément remodelé le cadre foncier du pays. Si cette législation vise à instaurer un régime plus uniforme et à moderniser la gestion des terres, elle a également engendré des conséquences préoccupantes pour les populations paysannes locales.

         En abolissant la tenure foncière traditionnelle (article 3) et en introduisant des dispositions permettant l’individualisation des patrimoines fonciers, l’ordonnance a souvent favorisé la concentration des terres entre les mains de l’État ou de certaines élites privées, au détriment des communautés rurales qui, historiquement, dépendaient de systèmes coutumiers pour leurs sources de revenus et d’emploi de la main-d’œuvre locale.

      Ce processus a entraîné un accaparement massif des terres, au détriment des populations locales, car le plus souvent l'attribution des terres à des particuliers supposés les mettre en valeur, a engendré la session de ces terres à des gens qui en vont faire leurs titres privés ou un fonds de commerce, sans consultation ni compensation équitable des populations locales. La distinction faite entre patrimoines traditionnels et domaine de l’État (articles 6 et 12) a permis, dans de nombreux cas, de déposséder les paysans de leurs terres ancestrales. En conséquence, ces populations se retrouvent vulnérables, privées de leurs moyens de subsistance et confrontées à l’insécurité foncière.

      Aussi, la centralisation de la gestion foncière dans le cadre de cette ordonnance a aussi accentué les inégalités et fragilisé le tissu social rural, mettant en péril la souveraineté alimentaire et la pérennité des modes de vie traditionnels, en encourageant l’exode rural.

  1. L’ordonnance 83-127 et la nouvelle politique agricole :

    Les nouvelles orientations du Président de la République en matière de la politique agricole marquent une étape cruciale vers l’autosuffisance alimentaire, la décentralisation et la responsabilisation des acteurs locaux et des populations. Il s’agit en effet d’objectifs ambitieux afin d’optimiser le potentiel agricole accru par la gestion judicieuse des ressources hydriques issues de l'après-barrage, en misant sur une utilisation durable et stratégique de l’eau du fleuve, devenue accessible à l’irrigation permanente, pour renforcer la sécurité alimentaire mais aussi stimuler le développement économique local par l’encouragement et le développement d’activités alternatives dans les terroirs, qui sont de nature à freiner l’exode rural grandissant des jeunes.

       Mais, de sérieux doutes pèsent cependant sur la possibilité de réalisation des nouvelles orientations du Président de la République si on reste figé sur le cadre juridique de l’ordonnance 83- 127. En effet, en redonnant le pouvoir de distribution de la terre aux structures administratives, cette option va à l’encontre de la décentralisation, de la responsabilisation des acteurs locaux et aux revendications des populations locales pour un ordre juridique foncier juste et mettant fin aux abus d’accaparement des terres. 

  1. Une nouvelle loi foncière, issue du dialogue et du consensus entre les différentes forces politiques et sociales en vue de renforcer la cohésion nationale. 

    En vigueur depuis plus de quarante ans, l’Ordonnance 83-127 a suffisamment pris du recul pour s’interroger s’il faut persister dans une réglementation foncière  qui fragilise la cohésion sociale ou s'engager pour  un autre  choix  qui privilégie l’intérêt national.

     Il s’agit de concevoir une loi foncière endogène, relativement souple, qui ne se démarque pas véritablement des valeurs nationales et africaines. Elle est appelée à prendre en compte l’évolution de la société en intégrant au fur et à mesure les aménagements nécessaires pour couvrir l’ensemble du secteur, par exemple la gestion participative et durable des ressources foncières et faunistiques.

     Cette réforme ne sera pas facile et exigera des sacrifices, mais c’est un passage obligé pour bâtir un régime foncier équitable et consensuel.

       A ce titre, il est essentiel d’inscrire cette question au cœur du dialogue prévu entre les partis politiques d’opposition et la majorité présidentielle, afin de construire une politique agricole inclusive, durable et bénéfique pour l’ensemble de la nation.

  1. Redynamiser le rôle du Médiateur de la République :

    En raison de son statut d’institution constitutionnelle, le Médiateur de la République est le plus souvent saisi par les populations pour résoudre certains conflits fonciers. Ce rôle doit être renforcé pour venir à bout d’un grand nombre de nos problèmes posés en la matière. 

                                

Mohamed Ould SNIH