Macron sur Al-Jazeera : une opération clarification bien calibrée

lun, 11/02/2020 - 08:39

Lors d'une longue interview sur la chaîne qatarie, le président de la République a cherché à «apaiser les choses» après la flambée de colère dans le monde arabo-musulman, tout en défendant la liberté d'expression.

Reculade ou désescalade ? Les premières appréciations des commentateurs arabes sont partagées sur les propos tenus samedi par Emmanuel Macron dans son interview à la chaîne Al-Jazeera. Tout comme les réactions sur les réseaux sociaux sont divisées entre compréhensifs et irrédentistes.

Mais dans un espace public arabo-musulman en surchauffe depuis une quinzaine de jours contre la France, une retombée est globalement perceptible ces deux derniers jours. Il est cependant trop tôt pour considérer que c’est un effet direct de la volonté d’apaisement recherchée par le président de la République en s’adressant aux musulmans dans le monde.

L’Elysée a en tout cas beaucoup investi dans l’opération «d’explication» de la position de la France par Emmanuel Macron, visé personnellement par les campagnes anti-françaises. Le choix d’Al-Jazeera a été particulièrement bien pesé, pour «répondre aux contre-vérités qui ont accompagné les récents discours» du Président, selon l’Elysée. Non seulement en raison de la notoriété et de l’audience arabophone étendue de la chaîne basée au Qatar, mais parce qu’elle a été en pointe pour relayer les critiques anti-françaises à travers les pays arabo-musulmans.

Porte-voix d’un islam militant

Sa couverture des manifestations violentes de Karachi à Jérusalem en passant par Beyrouth et Koweit, et sa reprise des appels au boycott des produits français, a rappelé la place d’Al-Jazeera comme porte-voix d’un islam militant. Or, depuis samedi soir, la chaîne met en avant son «interview exclusive» avec Emmanuel Macron en titrant sur cette déclaration : «Je ne suis opposé ni à l’islam ni aux musulmans et ma position sur les caricatures a été déformée.»

Enregistrée à l’Elysée au lendemain de l’attentat meurtrier dans l’église de Nice, l’interview de près d’une heure avec le chef du bureau parisien d’Al-Jazeera figurait en tête du site de la présidence française dimanche. Dans les heures qui ont précédé sa diffusion à l’antenne samedi soir, des extraits judicieusement sélectionnés des déclarations d’Emmanuel Macron ont été égrenés sur son compte Twitter en français et en arabe.

Ils ont été retweetés par des dizaines de milliers d’internautes arabophones, si l’on en croit les chiffres affichés par le réseau social. Détail intéressant, le tweet le plus plébiscité a été celui portant sur l’égalité entre les hommes et les femmes : « Des extrémistes enseignent qu’il ne faut pas respecter la France. Ils enseignent que les femmes ne sont pas l’égal des hommes, que les petites filles ne doivent pas avoir les mêmes droits que les petits garçons. Je vous le dis très clairement : pas chez nous.»

Propos mal traduits

«Cette intervention est certainement une initiative positive et nécessaire», estime Salam Kawakibi, directeur du Centre arabe de recherche et d’études à Paris, think tank affilié à l’institut du même nom basé au Qatar. «Les propos bien étudiés de Macron à l’adresse de l’opinion musulmane ne constituent pas une reculade mais une clarification nécessaire après un discours ambigu. C’est probablement le résultat d’une prise de conscience à l’Elysée que cette affaire a été mal gérée, conduisant au malentendu», selon le chercheur.

Il fait valoir que les déclarations du Président lors du discours à la Sorbonne, qui ont déclenché la fureur de certains groupes musulmans, ont été mal relayées et surtout mal traduites en arabe, faisant croire qu’il approuvait les caricatures de Charlie Hebdo. Un malentendu reconnu par Emmanuel Macron dans son interview. «Cette campagne antifrançaise indigne et inadmissible repose sur le fait que les gens ont cru comprendre que moi, j’étais favorable aux caricatures de Mahomet publiées dans la presse, en particulier par l’hebdomadaire Charlie Hebdo.»

«Leçon de démocratie»

Insistant sur les «fondements du modèle républicain», le Président a défendu la liberté de la presse, soulignant que les caricatures du Prophète n’ont pas été publiées à l’initiative du gouvernement mais par «des journaux libres et indépendants». Une notion quasi inexistante dans les pays musulmans autoritaires. «Mon rôle est d’apaiser les choses, comme je le fais là, mais c’est en même temps de protéger ces droits, a-t-il insisté. Ça ne veut pas dire que je soutiens à titre personnel tout ce qu’on dit, pense, dessine, mais ça veut dire que ces libertés, ces droits de l’homme qui ont été pensés, voulus, créés en France, je considère que c’est notre vocation de les protéger et de protéger aussi la souveraineté du peuple français qui le veut.»

«C’est une leçon de démocratie qu’Emmanuel Macron a donnée aux Arabes, dirigeants et populations confondus, estime Salam Kawakibi. Une leçon nécessaire dans des pays où toute expression est verrouillée par le pouvoir et où les gens ne peuvent s’imaginer qu’un journal publie ce qu’il veut sans un feu vert venu d’en haut.» Il faudra attendre quelques jours avant de voir si les musulmans en colère ont bien perçu les clarifications d’Emmanuel Macron. Du moins ceux d’entre eux qui veulent bien entendre. Car peu après la diffusion de son interview un hashtag "Macron, tu ne nous tromperas pas" figurait en tête des réseaux sociaux arabes.

Par Hala Kodmani

 

 

Libération –Via Cridem