OMVS : Les étapes d’une expertise exemplaire : 1 – 1972/2000 : l’ambition à l’épreuve des réalités

jeu, 09/16/2021 - 11:53

L’Organisation de Mise en Valeur du Fleuve Sénégal (OMVS) fêtera en mars 2022 le cinquantième anniversaire de sa création. L’occasion pour Le Calame de revisiter le parcours de cette organisation symbole d’une intégration sous-régionale réussie.

 

Le mois de décembre 2013 aura marqué l’histoire sous-régionale, avec l’inauguration du barrage hydroélectrique de Félou et la pose de la première pierre du chantier du barrage de Gouina, deux nouveaux sites d’exploitation,par l’OMVS, du fleuve Sénégal, en présence des quatre chefs d’Etat (Guinée, Mali, Mauritanie et Sénégal) gestionnaires associés de son bassin. Source de toute vie, l’eau construit, pour le pire et le meilleur, la société internationale…

 

Elle en est, de fait, la sève. C’est au milieu de ses cours qu’elle fait, ordinairement, partage, et, de l’équité de celui-ci, découlent les relations entre les nations. De sa bonne gestion, la santé et l’harmonie sociale, avant toute autre considération socio-économique. En tissant, depuis plus de cinquante ans, un réseau d’obligations et de services réciproques, du plus local au plus global, en faisant preuve d’autocritique et d’adaptation à l’imprévu, l’Organisation de Mise en Valeur du fleuve Sénégal (OMVS) a développé une vraie communauté de vie, fondement indispensable de toute intégration régionale durable. Mais cela n’a pas été sans mal – le potentiel de l’eau submerge toujours nos plans –  et bien des efforts restent à accomplir.

Dès les premiers pas, la difficulté s’est imposée en maîtresse. La fondation, en mars 1972, de l’OMVS, par trois des quatre pays riverains du fleuve – Mali, Mauritanie et Sénégal,la Guinée de Sékou Touré ayant, à l’époque, décidé de suivre des voies plus retranchées (1) – s’est, en effet, effectuée en pleine crise climatique. Quatre années, déjà, que le Sahel était en cycle de profonde sécheresse et toute la vallée était dévastée. Dans ce contexte où le repli sur soi et la compétition éventuellement belliqueuse pour la survie constituaient des risques majeurs, ces Etats choisissaient la voie de la solidarité.

Rendons, ici, justice à l’Histoire et au colonisateur. Il faut avoir l’honnêteté de reconnaître ce que celui-ci aura déblayé, de cette voie, dans la gestion du fleuve Sénégal. Certes, ses études de mise en valeurde la vallée eurent, longtemps, de strictes visées de domination, ainsi qu’en témoignent le « Plan de colonisation agricole » de 1802 ou les « Instructions nautiques entre Saint-Louis et Kayes » de 1908. Mais le souci, au demeurant plus technique que politique, de cohérence et de cohésion fait apparaître, au cours de la première moitié du 20ème siècle, des vues beaucoup plus amples : Projet d’Union Hydroélectrique Africaine (1927) ; Mission d’Etudes et d’Aménagement du Fleuve (1934) ; Mission d’Aménagement du fleuveSénégal (1938)…

Après la seconde Guerre mondiale, cette MAS évolue dans le mouvement des indépendances. Organisme commun au service des pays riverains en 1959, elle débouche sur divers accords internationaux : Convention relative à l’aménagement général du bassin (1963), instaurant un Comité Inter-Etats (CIE) chargé de promouvoir et coordonner toutes les études s’y rapportant ; Convention sur le Statut du fleuve (1964) ; Statut général de l’Organisation des Etats Riverains du fleuve Sénégal (OERS, 1968), amendé, deux ans plus tard, à Conakry, par la conférence des chefs d’Etat et de gouvernement.

 

D’innovantes mais solides bases juridiques et institutionnelles

Les quatre conventions qui vont présider, deux années plus tard, à la fondation de l’OMVS, dépassent tous les cadres existants d’exploitation de bassin fluvial, donnant, au projet, une réelle et très innovante dimension d’intégration régionale, grâce à la prééminence accordée au processus coopératif et à la mutualisation des décisions et des efforts. L’internalisation du fleuve (2), la propriété commune de grands ouvrages (barrages et centrales hydro-électriques) et le principe d’accord unanime (3), pour toute nouveauté affectant le projet global, sont les trois points les plus saillants de cette approche. Le souci d’équité est partout visible. Si la répartition des coûts voit le Mali s’investir à hauteur de 35,3%, la Mauritanie 22,6 et le Sénégal 42,1, celle des bénéfices escomptés en suit la logique : Mali, 52% de la production hydro-électrique, irrigation de 15 000 hectares de terre et désenclavement assuré, grâce à la navigabilité du fleuve ; Mauritanie, 15% de la production hydro-électrique et irrigation de 120 000 hectares ; Sénégal, 33% de la production hydro-électrique et irrigation de 240 000 hectares.La définition de quatre volets d’action – agriculture, énergie,environnement et navigation– permet d’entrevoir la durabilité du développement proposé.

Dotée d’une personnalité juridique indépendante et de ressources humaines conséquentes, l’organisation reste cependant solidement cadrée par les Etats-membres, engagés, sans équivoque, dans son fonctionnement. L’OMVS est, ainsi, chapeautée parla Conférence annuelle des chefs d’Etat et de gouvernement qui définit les grandes orientations et prend les décisions économiques générales, le tout à l’unanimité de ses membres. La conception et le contrôle des actions relèvent du Conseil semestriel des ministres, tandis qu’un Haut-commissariat (4) en applique les décisions et rend compte des résultats.

 

 

1972-1994 : méfaits de la pensée fragmentée

Si l’énoncé des missions de l’OMVS voit poindre une attention aux réalités écolo-sociales localisées – préserver l’équilibre des écosystèmes du bassin, réaliser l’autosuffisance alimentaire des populations de la vallée, sécuriser et améliorer leurs revenus, notamment – l’époque est encore très largement dominée par les priorités macro-économiques et cette pensée mécaniste qui s’acharne à mesurer le progrès agricole en tonnes de production à l’hectare. On ne perçoit, en aucune manière, sinon, de façon trop parcellaire, les potentiels conflits d’intérêts entre les diverses missions assignées à l’organisation interétatique. On ne suit, pas plus, les retombéesen cascadedes barrages monumentaux (Diama, 1986 ; Manantali, 1987) sur les écosystèmes et, par voie de conséquence, sur les établissements humains qui en sont parties étroitement prenantes, en dépit d’une disposition statutaire stipulant que « les projets devront faire  apparaître leurs incidences sur […] l'état sanitaire des eaux, les caractéristiques biologiques de sa faune  et  de  sa  flore […] ». A un niveau de décision plus globale – les grandes institutions internationales – on ne tient aucun compte des  lourdes perturbations causées, par le Programme d’Ajustement Structurel (PAS) – libéralisation des importations de céréales et désengagement de l’Etat de son soutien aux cultures irriguées, par exemple – sur un projet de si grande ampleur. Enfin, réalité d’un Sahel entré tardivement dans la modernité, de grosses lacunes subsistent, dans l’appréhension pratique et la conduite, au quotidien, des logiques techniques.

Les résultats d’une telle fragmentation des actions et de la pensée commencent à s’enchaîner dès le début des années 90. Salinisation accélérée du delta, en aval du barrage de Diama ; invasion, en amont, des plantes aquatiques, obstruant canaux d’irrigation et stations de pompage,gênant la circulation des pirogues et détruisant de nombreuses frayères où s’assurait la reproduction des poissons; surdéveloppement de l’avifaune, notamment granivore qui pille jusqu’à la moitié des récoltes ;pullulation des insectes, notamment l’anophèle, vecteur du paludisme, qui connaît un spectaculaire accroissement ; et des mollusques, hôtes privilégiés du schistosome, vecteur quant à lui, de la bilharziose, tandis que diverses autres maladies hydriques – choléra, diarrhées, onchocercose et filariose lymphatique, chez les humains ; fasciolose ouparamphistomose, au sein du bétail – prennent un caractère endémique, affectant dangereusement le quotidien des populations riveraines.

Le changement brutal de la valeur et du régime du foncier, multipliant les conflits spéculatifs, entre les populations riveraines (5) ; la fin, tout aussi brutale, des cycles naturels de crue et décrue, peu ou prou compensée par d’inadéquats lâchers de barrage, perturbant gravement l’agriculture traditionnelle ; le coût, faramineux, de l’aménagement des périmètres rizicoles où l’emploi, massif, d’engrais et de pesticides a pollué les eaux ; le retard, considérable, dans la mise en valeurdes terres irriguées, ou leur abandon pur et simple, faute de financement ;débouchent, au tournant du 21ème siècle, sur un constat accablant, ainsi résumé par la Banque Africaine de Développement (BAD) : « La riche vallée du Sénégal est devenue la région la plus pauvre du pays ». Faillite des volets agricole et environnemental, inactivité des volets énergie et navigation : l’OMVS est submergée par la complexité des problèmes, ne parvient pas à mettre en œuvre de bonnes solutions et, exsangue, se révèle incapable de rembourser ses dettes.

 

Tournant du siècle et début du redressement

Les bailleurs rechignent, alors, à poursuivre leur appui et ce n’est qu’au prix de longues et fastidieuses négociations que les trois Etats-membres de l’OMVS parviennent à arracher le financement de la première tranche du volet énergie. Deux clauses de l’accord vont se révéler particulièrement déterminantes : d’une part, la fondation de deux sociétés chargées de la gestion financière des ouvrages, y compris le remboursement des dettes contractées pour leur réalisation, et le recours, d’autre part, à une entreprise privée, pour leur gestion technique. Les Société de Gestion de l’Energie de Manantali (SOGEM) et Société de Gestion et d’Exploitation de Diama (SOGED) voient ainsi le jour en 1997, tandis que  l’entreprise sud-africaine ESKOM se voit attribuer, sur appel d’offres, la responsabilité technique des ouvrages hydro-électriques.

Mais c’est surtout la capacité d’adaptation de l’OMVS qui va, ici, se mettre en évidence, avec la mise en œuvre, en 1999, d’un Programme d’Atténuation et de Suivi des Impacts sur l’Environnement (PASIE), bientôt officialisé par une Déclaration de Nouakchott. Financé par la BAD, la Banque Mondiale (BM), l’Agence Française de Développement (AFD) et l’Agence Canadienne de Développement International (ACDI), le PASIE entreprend une réforme profonde de l’organisation, en mettant en place plusieurs outils de suivi et de concertation, en prise directe sur la réalité du terrain, comme l’Observatoire de l’Environnement, la Commission Permanente des Eaux (CPE), les Comités Nationaux de Coordination (CNC) et les Comités Locaux de Coordination (CLC). La leçon de la première étape de l’aménagement de la vallée semble avoir été tirée : aucun projet d’envergure ne peut se développer harmonieusement et durablement sans une attention constante à son évolution, en communication étroite et permanente entre le local et le global.

(A suivre)

                                                                                                              Ahmed OuldCheikh

 

 

NOTES

  1. Suite au différend entre les présidents sénégalais et guinéen, lors de la crise de Guinée-Bissau (1970).
  2. Une solution, ingénieuse mais incomplète, à l’aberration qui avait consisté à situer la frontière sénégalo-mauritanienne sur la rive droite du fleuve.
  3. Article 4 de la convention Statut : « aucun projet susceptible de modifier, d'une manière sensible, les caractéristiques du régime du fleuve, ses conditions de navigabilité, d'exploitation agricole ou industrielle, l'état sanitaire des eaux, les caractéristiques biologiques de sa faune ou de sa flore, son plan d'eau,  ne  peut  être  exécuté  sans  avoir  été,  au  préalable, approuvé  par  les  Etats contractants ». C’est en respect de cette clause que le Sénégal renoncera, en 2000, à son projet de revitalisation des vallées fossiles, auquel la Mauritanie s’opposait résolument.
  4. Huit hauts-commissaires se sont succédé à sa tête : Mamadou Amadou Aw (1975-1979), MoctarOuldHaïba (1979-1987), Mohamed Ag Hamani (1987-1992), Baba Ould Sidi Abdallah (1992-1998), CheikhnaSeydiHamadi Diawara (1998-2002), Mohamed Salem Merzoug (2002-2013) et KabinéKomara (2013-2017), Hamed Diagne Semega (2017-en cours). Le sixième, Mohamed Salem Merzoug, s’y est à ce point distingué, qu’il y aura été effectué, à l’unanimité des chefs d’Etat, près de trois mandats (quatre années chacun) successifs. Il restera, dans les mémoires, comme l’exemplaire artisan du redressement de l’OMVS, exécutant rigoureux et fidèle des réformes pensées sous ses deux prédécesseurs.
  5. A cet égard, la réforme foncière de 1983, en Mauritanie – deux ans après la pose de la première pierre du barrage de Diama, trois ans avant sa mise en service : un timing difficilement attribuable au fortuit – abusant des déshérences conjecturelles consécutives à la sécheresse des années 70, aura été le principal ferment des évènements de 89-92.